English to come…

Parce que, parfois, il faut commencer par le milieu.
La randonnée d’hier a été inattendue. Entre les pavés disloqués de la rue St-Jean, j’ai retrouvé le pourquoi de nombreux voyages et de l’élan du départ. Sous les érables du port, près du Nordik Express, j’ai compris une petite et une grande chose.
Il y a quelques mois, je suis tombée amoureuse de l’idée d’un voyage de marche organisé – ce qui est plutôt inusité en voyageuse sauvage que je suis – mais je reviendrai à cette histoire dans une prochaine entrée. Il y a sept semaines, le voyage a été confirmé. L’un des organisateurs souhaitait garder les détails du parcours secret, mais des bribes d’informations ont glissé entre les mains d’une organisatrice lors de la rencontre virtuelle, dont les distances à parcourir par jour. Une journée en particulier a attiré mon attention : un quarante kilomètres pris en sandwich entre deux journées de trente. Au total : 123 kilomètres en quatre jours. La souffrance de l’Irlande m’ayant appris une leçon à la dure, il y a six semaines, j’ai rencontré mon kiné et commencé un plan d’entraînement spécifique à cet objectif.
Chaque semaine, je marche six jours sur sept : je fais du cardio trois fois, de la muscu deux fois et une longue sortie. Hier, c’était une marche de 6h. Comme je n’ai plus de voiture et que je veux garder ça simple, je fais de la randonnée urbaine; je marche à travers la ville avec mes bottes, mon Osprey 22L, mes bâtons et mon kit de rando. Face à certains regards, l’orgueil en mange un coup, mais entre aller au gym et m’effondrer après trois push-up ou marcher habillée en extraterrestre, je choisis l’option 2.
Depuis six semaines, marcher signifie préparer une playlist. Le 1er juillet, ça a été la journée Coldplay (tous les albums de Coldplay en ordre chronologique – ça et le fait de ne pas déménager en ont fait une journée glorieuse). La semaine suivante, ça a été 4h de Beatles. Une autre fois, j’ai préparé une liste « nostalgie Michel » avec plusieurs albums de Richard Séguin, d’Aznavour et de Brel. Hier matin, je pensais compiler différentes trames sonores de drama coréens, mais j’ai opté pour l’album de « Goblin : The Great and Lonely God » qui a été filmé partiellement à Québec.
Arrivée à la rue Cartier, la musique s’est arrêtée. Normalement, j’aurais choisi un autre album immédiatement, mais comme je voulais aller au petit Cartier me chercher un café et que le couvre-visage ET les écouteurs s’avère une combinaison trop brimante pour moi, j’ai rangé mes écouteurs dans la pochette gauche de ma ceinture de sac à dos. Au café, il y avait une seule fille derrière le bar et environ huit clients en file. J’ai rebroussé chemin. J’ai remis le couvre-visage aux fleurs jaunes dans mes poches, réajusté la ceinture de mon sac, mes bretelles et l’attache devant ma poitrine pour réaliser que j’avais oublié de programmer une playlist dans mon téléphone rangé dans mon sac. Pourquoi ne pas faire quelques pas sans musique, juste pour voir?
À la rue de Pierre Morency – je ne sais pas si c’est réellement sa rue; un prof au cégep m’a dit qu’il habitait dans les environs et je ne sais plus pourquoi j’ai associé cette rue en particulier au poète – j’ai tourné à droite vers les Plaines d’Abraham. En montant la colline, j’ai été interrompue par une bande d’oiseaux près de la fontaine de métal vert (quelques bruants familiers et un couple de chardonnerets); ils discutaient et slalomaient entre les barreaux d’une clôture comme un exercice de basket. Je les entendais voler : c’était fort et vif comme le bourdonnement d’un ton géant. L’arrivée sur les Plaines m’a frappée; il était 9h, cela faisait déjà près d’une heure trente que je marchais et le parc était bercé par un silence inattendu. J’avançais sur le chemin d’asphalte et le calme était formidable, comme s’il ralentissait le temps. Je me suis baignée dans le calme en traversant les plaines, en suivant (à l’envers) les pas jaunes vers le musée et en descendant les escaliers qui joignent la promenade à la terrasse Dufferin.
Les semaines dernières, j’ai entraîné mon corps pour ces longues sorties : j’ai fait des exercices, marché un peu plus chaque semaine, ajouté du poids dans mon sac à dos, ajusté mes bas et mes souliers et mes vêtements. En dernier lieu, j’ai retiré ma béquille d’auditive kinesthésique : la musique. Je ne réalisais pas à quel point je m’appuyais sur elle. La musique me permet d’oublier mon corps, d’oublier que je suis piégée à Québec et au Québec par le maudit virus qui nous fait perdre notre raison et notre pouvoir de discernement. La musique me transporte ailleurs – la trame sonore de Goblin, étrangement, fait référence à la ville de Québec, car l’action importante se déroule ici, près du château, dans nos rues. À mon insu, elle m’a déposée dans ma propre ville, pour que je m’y assoie. Pour que je m’assoie dans ma marche, et cesse d’essayer d’aller ailleurs tout le temps. La petite chose que j’ai apprise, c’est que j’ai toujours envie de me sauver : quand je suis chez moi, je voudrais être dans le Vieux. Quand je suis dans le Vieux, je voudrais être dans le confort de mon appart. Comme si un grand vide m’habitait et qu’un lieu pouvait le combler. J’idéalise l’ailleurs – c’est mon mot préféré, aussi. Le désir de l’ailleurs me piège dans une éternelle insatisfaction. Là, avec le virus qui m’empêche de voyager, de me sauver autre part sur la planète, je dois regarder ce vide en face, regarder mon envie de me sauver à toutes jambes, et rester là.
Un homme sage m’a dit un jour qu’un défi présent dans ma vie était d’arrêter de fuir l’envie de fuir. La grande chose que j’ai apprise hier, c’est pourquoi fuir.
Marcher sans musique, ça fait mal. Il n’y a plus rien entre le soleil d’été, le facteur humidex à 95%, le smog d’une ville de 500 000 habitants, les touristes et moi. Il n’y a plus rien entre mes mains gonflées, mes pieds gorgés de sang, mes cuisses tendues, mes molets crampés, ma sueur collante et moi. Marcher sans musique, c’est souffrir. Marcher sans musique, c’est aussi vivre. C’est entendre le fleuve qui clapote le long des quais, voir les diamants d’eau lorsque le vent déplace les nuages, c’est sentir le parfum de camomille des Plaines, c’est partager sa route avec des Coréens et des Français et des Anglais et des Polonais et des oiseaux et des chiens et des écureuils et des poissons. C’est avoir envie d’être déjà arrivée quand j’aperçois mon bloc et que le soleil plombe. C’est remarquer que même le chemin Ste-Foy peut être gorgé de silence un samedi midi. C’est apprécier chaque arbre pour son ombre sur le trottoir. Marcher sans musique, c’est accepter d’être ici, maintenant. C’est arrêter de marcher vers quelqu’un, quelque chose ou quelque part. C’est arrêter de marcher pour la santé, pour une cause ou pour arriver. C’est être, tout simplement et avec tout ce que ça implique. C’est sublime.
Hier, je n’ai pas battu de records. En restant consciente de mon corps, j’ai marché moins vite, j’ai slalomé d’un trottoir à l’autre pour trouver l’ombre, j’ai bu plus d’eau. En bout de ligne, je n’ai pas atteint le 30 kilomètres que je me donnais comme objectif – ce que j’aurais dû être capable de faire en 6h. Mais le quinze minutes près des jeux d’eau face au fleuve avec mon double allongé crème a été délicieux et… majestueux.
Merci de partager ton parcours avec des mots qui sonnent bien et forts
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