
16 août 2021, Rivière-des-Caps
Prendre la route, c’est accepter de revenir.
C’est une journée où le fleuve moutonne. Mon fleuve. Vert, brun et turquoise par endroits. Sa largeur n’est interrompue que par une petite île grise dégarnie d’arbres et ses vagues cassent la surface comme une armée de bélugas qui cherchent l’océan. Trois taches blanches planent face à moi malgré le courant. Il faudrait toujours porter des jumelles quand on marche le long du Saint-Laurent. Les roseaux roux, verts et jaunes masquent la vase et, sous ma chaise, le sable s’insère dans mes sandales. Ça sent le sel, ça sent la boue, ça sent les cailloux poussiéreux, ça sent frais; ça sent la mer.
J’ai dépassé Kamouraska. J’ai eu besoin de dépasser Kamouraska. Je voulais m’installer face au fleuve comme il y a un peu plus d’un an pour terminer l’histoire de Kapatakan, parce que cette histoire a une fin. Abrupte, douloureuse et drapée de honte : une fin comme un bateau qui brûle près d’une île.
L’histoire commence il y a un an, de l’autre côté du fleuve. Au Saguenay, il y a un sentier de marche nommé Notre-Dame – Kapatakan, aussi connu comme le petit Compostelle du Québec. J’en ai traversé plusieurs kilomètres, moins que prévu, avec un groupe organisé par l’entreprise libérée que j’avais rejoint quelques semaines plus tôt. Un voyage de ralentissement, d’introspection et d’exploration avec des personnes merveilleuses : un bouquet d’humains distincts, imparfaits et splendides. Le chemin longe parfois des routes achalandées où le soleil assomme, impitoyable. Certains segments sont magnifiques. En général, ce n’est pas un beau sentier, et j’en ris, parce que ce n’est pas important. L’important a été le silence et les partages.
Cette expérience a commencé l’aventure d’un nouvel emploi au sein d’une « entreprise libérée ». Une aventure qui a duré quatre mois où j’ai appris beaucoup dans une sorte de tourbillon excessif, un high gratifiant. À partir de la marche, les choses ont déboulé et je n’ai plus eu le temps d’écrire, même si écrire c’est garder l’équilibre, même si c’est respirer à travers l’étirement. C’était un beau milieu qui prenait vraiment soin des gens, mais qui en oubliait certains. C’est comique, au fond, parce que c’est comme la restauration en saison de banquets : on travaille comme des fous pour préparer des mets cinq étoiles puis on revient chez soi pour manger des toasts.
Un héron bleu plane et se pose dans les roseaux, là, devant moi. Il crie. Son compagnon le rejoint. Je n’ai jamais entendu un héron crier. On ne les connaît pas pour ça.
Lors des formations de coaching que j’ai suivies aux États-Unis, j’ai appris qu’il n’y a rien d’honorable à se négliger pour autrui, au contraire. Depuis mon arrivée dans la vingtaine, je bâtis ma vie autour de cet équilibre : prendre soin de soi, prendre soin des autres. C’est un principe connu, il me semble. Dans cette entreprise libérée, pourtant, ce concept est devenu tabou et j’en suis venue à avoir honte de mettre les limites, de chercher à distinguer la vie de travail et ma vie personnelle.
Ça a été mon expérience et ce n’est que mon expérience, sans vérité absolue. Je vous mets en garde, parce que je ressens fort, je ressens trop; c’est cool être hypersensible, c’est comme avoir un œil et une oreille de plus. C’est beaucoup d’informations. Parfois, ça nuit. Une entreprise libérée sous-entend qu’aucune structure ne limite le jeu des acteurs. Aucune structure ne protège les acteurs non plus. Ça aussi, c’est une game d’équilibre.
Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai perdu mon emploi. Beaucoup de mots ont été dits. Je me souviens de tout – là, c’est problématique – et les incohérences me hantent. Ce sont elles qui me tiennent éveillée certains soirs, parce que j’essaie encore de comprendre même si je sais que ça ne sert à rien. Je pense que c’était une question d’argent, peut-être une question de peur, mais je ne sais pas. Une décision rapide, bousculée. On m’a virée, parce que je n’étais pas heureuse dans mon poste; deux hommes en un week-end ont décidé sans moi que je n’étais pas heureuse dans mon poste et que le rôle d’adjointe me limitait. Bon, aussi, « on n’a tout simplement pas les ressources pour toi ». Je me souviens du Zoom qui devait être un suivi hebdo et qui a commencé par une drôle de question. Je me souviens avoir senti qu’il n’existe pas de bonne réponse pour ce genre de questions. Je me souviens d’une grande confusion. Je me souviens avoir réalisé, entre les lignes, que c’était fini. Je me souviens avoir arrêté de me battre, parce que c’était tellement inusité. Je me souviens de l’impatience qui a monté en moi face au plan dans lequel je n’ai pas de voix. J’avais envie de dire : « si je n’ai pas mon mot à dire dans le plan, alors explique-moi ton plan et on va faire ça; on va tirer la plug » mais j’ai simplement demandé « c’est quoi la suite? » C’est drôle, parce que le plan était déjà tout tissé, deadlines, compensations et tout. Il était vraiment prêt pour ce suivi hebdo, disons. Une question de peur, ça expliquerait tout, mais je ne sais pas.
Je ne sais pas. Un jour, il faudra que je me pardonne pour toutes ces erreurs qui n’ont pas été nommées. Il faudra que je me pardonne à l’aveugle. Que je lâche la culpabilité. Que je lâche prise.
J’ai eu besoin de dépasser Kamouraska, parce que c’est là que j’ai décidé de quitter le grand luxe de Desjardins pour la nouvelle aventure. Il y avait eu tellement de coïncidences, tellement de signes : c’était providentiel. Je n’aurais pas pu rester chez Desjardins même si j’y étais choyée. (Je dois encore un message de remerciement à cet employeur et aux gestionnaires qui m’y ont fait une place comme un invité d’honneur.) Encore aujourd’hui, je pense que ça a été la bonne décision. Même après le Zoom de suivi hebdo/licenciement, je savais que c’était un cadeau, même s’il était mal emballé en sacrement. Peut-être que j’avais besoin de ça. Le Karma, c’est la vie qui se réaligne en envoyant des défis pour qu’on réalise notre Dharma – notre life purpose. Ce n’est pas une punition. La vie dit « non, pas par-là » avec un baiser ou un cri.
Je sais que je suis guidée, que les choses arrivent pour une raison. Cette croyance-là, cette certitude de fond, me sert bien; c’est un œil d’ouragan. Éventuellement, il faut revenir et pardonner le reste. Pas pardonner aux autres, parce qu’il n’y a rien à pardonner – ils font du mieux qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont – mais se pardonner à soi.
Aujourd’hui, j’entame une autre étape : je termine la maîtrise et je prépare le doc. Je n’ai plus envie de traîner la culpabilité et la honte d’avoir été mis à la porte. La seule façon de lâcher la honte est de briser le silence, de montrer et d’être vue, alors je vous donne ma journée à Rivière-des-Caps, ses réflexions, ses libellules bleu électrique et son parfum de sel boueux. Comme dirait ma grand-maman, « je fais des choix qui sont bons pour moi ».
Tant qu’on apprend, on grandit. Tant qu’on grandit, on vit. J’ai envie de vivre.
Metta, mes amis

